Wikipédia est à la fois un paradoxe et un miracle -une encyclopédie libre et collaborative devenue la destination par défaut pour toutes les informations non essentielles. C’est le moins que l’on puisse déduire de l’expérience de cette encyclopédie en ligne qui se bat dernièrement dans ses paradoxes et se démêle dans ses difficultés financières et fonctionnelles.
Le fait qu'elle ait survécu près de 15 ans et reste en tête des résultats de Google pour de nombreuses recherches ne fait que témoigner du talent visionnaire de son fondateur, Jimmy Wales, et de la dévotion de ses dizaines de milliers de contributeurs volontaires. Des contributeurs qui travaillent selon une approche de volontaires incontrôlables ou « unblocables »
Pourtant, sous ses abords sereins, le site peut non seulement s'avérer aussi vil et malsain, mais aussi d'une complexité bureaucratique digne d'un roman de Kafka.
Début décembre 2014, la plus haute juridiction de Wikipédia, le comité d'arbitrage, qui se compose de douze volontaires élus pour un mandat de un à deux ans, a rendu une décision dans une affaire controversée en rapport avec la Gender Gap Task Force du site, qui a pour but de faire passer la participation des femmes à Wikipédia de ses 10% actuels à 25% d'ici la fin 2015.
Le débat, qui ne cessait de s'envenimer depuis au moins 18 mois, voyait s'opposer avec hostilité plusieurs contributeurs de longue date. Au final, la seule femme impliquée, la féministe libertarienne Carol Moore, qui était en faveur de la Gender Task Force, fut bannie de Wikipédia pour avoir proféré des commentaires impolis envers un groupe de contributeurs hommes, qu'elle a même surnommés à un moment «le gang de Manchester et leurs mignons».
Le comité d’arbitrage ayant décidé de bannir uniquement la seule femme impliquée dans la dispute, plusieurs contributeurs ont annoncé leur intention de démissionner en signe de protestation. En outre, cela reflète les défis auxquels Wikipédia doit faire face à l’heure où l’encyclopédie tente de maintenir et d’améliorer sa force éditoriale, ainsi que la qualité de ses contenus.
Anarchie et absence autoritarisme
A l’inverse de l’écrasante majorité des sites Internet d’importance, Wikipédia est vraiment une expérience d’anarchie maîtrisée. Sa force et sa faiblesse résident grandement dans son absence d’autorité centrale, dans le fait que personne ne soit vraiment aux commandes.
En théorie, tous les contributeurs jouent à armes égales et seuls 1.400 administrateurs environ ont le pouvoir de les sanctionner ou de les bloquer (le comité d’arbitrage, surchargé, est réservé aux cas de désaccords extrêmes).
Le mode de gouvernance actuel de Wikipédia est une anarchie légaliste, dans laquelle des règles compliquées, auxquelles il est fréquemment fait référence par d’obscurs acronymes de type NPOV… ou même IAR (ignore all rules: ignorez toutes les règles), sont soigneusement choisies par les contributeurs expérimentés afin de prendre l’ascendant dans les débats.
Le but principal de Wikipédia est d’atteindre la très vénérée neutralité du point de vue (NPdV pour les habitués), ce qui signifie qu’un article doit refléter avec impartialité les opinions de sources fiables (SF) sur un sujet donné, en fonction de leur importance.
Dans la pratique, cela veut tout dire et son contraire. Dans le meilleur des cas, qui arrive assez souvent, des débats animés dans la page «Discussion» d’un article finissent par donner lieu à d’interminables négociations et au «raffinement» de l’article jusqu’à ce qu’il soit vraiment de bonne qualité.
Les contributeurs capables d’œuvrer tranquillement à la poursuite de cet idéal du «consensus» peuvent transformer l’édition d’un article de Wikipédia en une magnifique expérience très productive.
Mais dans d’autres cas, cela peut aboutir à l’une des innombrables «guerres d’édition», dans lesquelles des groupes de contributeurs impétueux se rassemblent en factions opposées, qui se battent pour obtenir que la page affichée soit leur version et surtout pas celle des autres –«consensus» généralement obtenu non par impartialité, mais à l’usure, en épuisant son adversaire.
Les inconvénients de la loi, sans ses avantages
Le problème fut traité, mais non sans rancœur : Wales se trouve dans la position difficile d’avoir à trouver des fonds pour un projet sur lequel il n’a, au mieux, qu’un contrôle limité. Si Wales (fondateur du site) lui-même semble aspirer à une attitude véritablement neutre et discrète envers Wikipédia et son autonomie, certains contributeurs sont contrariés par toute manifestation de son influence, aussi modeste soit-elle (ce qui a conduit certains volontaires comme Corbett à affirmer le plus librement du monde que «Wales est un connard malhonnête de la pire espèce».
Les utilisateurs de Wikipédia font collectivement office de pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Rien n’étant prévu pour assurer l’impartialité des administrateurs (les administrateurs ne perdent presque jamais leurs privilèges), leurs actions font généralement autorité, qu’elles soient justes ou non.
Le problème est qu’en l’absence d’une autorité judiciaire centrale, la loi sans l’équité régie par cette même loi vous en donne tous les inconvénients (bureaucratie, légalisme) sans les avantages (justice, impartialité). Les administrateurs sont censés faire preuve de retenue et exercer leur rôle de façon à faire apparaître le «consensus» résultant des discussions entre les différentes parties, mais ce «consensus» n’étant que très vaguement défini, leur champ de manœuvre est plutôt large.
Dans la pratique, les administrateurs ont tendance à protéger les contributeurs qu’ils connaissent et ceux avec lesquels ils sont d’accord, et à corriger ceux qu’ils ne connaissent pas et qui ne partagent pas leurs idées. Ce n’est pas nécessairement mal, c’est juste une conséquence inévitable de la nature humaine.
Objectif : garder les contributeurs
Le problème vient plutôt du fait que les administrateurs et les contributeurs de la première heure ont développé une forme d’esprit de clocher : ils considèrent ainsi les nouveaux contributeurs comme de dangereux intrus risquant d’anéantir leur belle encyclopédie, ce qui les incite à les contredire, voire à les persécuter.
«Beaucoup de nouveaux contributeurs se font malmener ou dénigrer sans raison valable, m’a dit Jemielniak. Les membres de Wikipédia sont habitués aux trolls. Ça leur fait perdre toute sensibilité.»
Wikipedia.fr
Selon les statistiques fournies par Wikipedia.fr, au 20 janvier 2015, l'encyclopédie comptait 2.081.400 comptes utilisateurs, dont 15.363 contributeurs actifs c'est-à-dire ayant fait au moins une modification dans les 30 derniers jours. Parmi ceux-ci près de 5.000 contributeurs avaient fait au moins 5 modifications et près de 800 avaient fait au moins 100 modifications sur la même période.
Malheureusement, le nombre de contributeurs anciens et productifs en langue anglaise n’ayant cessé de chuter au fil des ans pour atteindre 31.000 en 2013, soit presque deux fois moins qu’en 2007, le problème devient de plus en plus inquiétant.
Cette baisse accentue la pression sur Wikipedia qui cherche à conserver ses contributeurs les plus anciens, même s’ils sont incroyablement acerbes, ce qui renforce l’esprit de clocher dont l’entreprise souffre.
Cette attitude se reflète également dans l’indifférence générale, voire l’hostilité, des membres actifs de Wikipédia envers l’opinion extérieure. La réglementation normative interne exacerbe naturellement la tendance des membres à rejeter toutes les formes de validation externe», ou «Les membres actifs de Wikipédia sont allergiques à toute forme de contrôle.»
L’affaire du Gender Gap Task Force prouve que tant que le comité d’arbitrage ne considèrera pas que son jugement met les femmes à l’écart et nuit à l’image de Wikipédia, personne ne pourra le forcer à agir.
Reste toujours le problème de la qualité inconstante des contenus. Etant donné l’anarchie qui règne, il est étonnant que la qualité des articles doive atteindre le plus haut niveau possible, même s’ils ne sont pas toujours fiables. C’est la nature même de ce monstre qui rend le contrôle qualité incohérent.
Patience, idéalisme, circonspection
En dépit de tout cela, Wikipédia reste un projet important et novateur, précisément parce qu’il a tenté (et réussi à bien des égards) quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant.
Peu de personnes lisent l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert aujourd’hui, mais sa portée n’en a pas moins été incommensurable. La question n’est donc pas de savoir si l’expérience est digne d’intérêt (car elle l’est), mais de savoir si la communauté de Wikipédia saura prendre les mesures nécessaires pour propulser l’encyclopédie dans l’avenir ou si cette expérience si particulière est en train d’arriver à son terme.
Wikipédia peut nous apprendre beaucoup de choses sur la gouvernance d’Internet et sur la construction d’un recueil collectif de connaissances. En définitive, c’est aux contributeurs du site de choisir s’ils souhaitent en finir avec leur esprit de clocher, s’ils veulent attirer plus de contributeurs extérieurs, s’ils veulent écouter les opinions plus modérées et réfléchies de leur communauté, et peut-être même d’envisager la possibilité qu’ils puissent parfois avoir tort. Il en va sans doute de l’avenir de Wikipédia.